Racines - Chronique d'une enfance dans un village corse - milieu des années 50 - numéro 2
- Marie Marchetti
- 19 avr.
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 22 avr.
Il y a des souvenirs qu’on ne raconte qu’à voix basse, et d’autres qui éclatent comme un rire d’enfant dans les ruelles du village. Des instants suspendus entre la poussière des chemins et l’odeur des beignets, entre le silence des anciens et les cris des jeux insouciants.
Quand on grandit au village, tout est petit, et pourtant, tout est immense. Le monde commence à la fontaine et s’arrête au virage d’en haut. Alors, la première fois qu’on quitte le village… c’est une aventure. Une expédition. Un départ qui laisse une trace.
Cette chronique, c’est la mémoire de ces départs. Petits ou grands. C’est la voix d’un père, d’un frère, d’un enfant, d’un homme qui se souvient. C’est Bisinchi, c’est Espacu, c’est la DS d’Augustin, les grillons prisonniers, les cochons affamés, les trottoirs inconnus de Bastia, la mer qu’on découvre comme on découvre un rêve.
C’est un monde où l’on se tait beaucoup… mais où chaque silence a son histoire.
La première fois qu’on quitte le village
Tu te souviens de la première fois que tu as quitté le village ?
Oui… Mais tu sais, on n’avait jamais voyagé. On n’était jamais sortis de Bisinchi. Et quand mon père a décidé de nous emmener à Bastia, on nous a mis dans le car de la commune, avec le chauffeur, Jaco.
La première chose, dès qu’on est montés dans le car, c’était : est-ce que Jaco allait se souvenir de la route du retour pour nous ramener ? C’était ma grande question !
Et puis tu sais, quand on partait de Bisinchi, les gens nous disaient : “Là-bas, à Bastia, il faut marcher sur les trottoirs.” mais nous, on ne savait même pas ce que c’était. Alors je demandais : “Mais qu’est-ce que c’est, les trottoirs ?” Et personne ne posait trop de questions à l’époque, tu sais… Mais moi, je me disais : “Un trottoir, c’est peut-être un truc où il faut marcher en équilibre.” Comme un serpent ! Je croyais qu’il fallait rester dessus sans tomber.
Et puis, la mer… La première fois que j’ai vu la mer, c’est ce jour-là. Mon père nous avait emmenés sur le port. Et là… la mer ! Et ce qui m’a marqué aussi, c’est les bateaux. On chargeait des voitures, mais aussi des mules ! Des mules qu’on sanglait et on les hissait sur le pont. J’ai encore cette image dans la tête.
Et le retour, alors ? Jaco a retrouvé la route du village ?
Oui oui, il l’a retrouvée !
Et puis, la deuxième fois que je suis monté en voiture, c’était dans la traction de Nicolas. Il était sur la place du village, en train de nettoyer sa voiture.
Il y avait Jean-Claude de Coco, Antoine Mezzana, moi… Il nous dit : “Si vous me lavez la voiture, je vous emmène faire un tour jusqu’à Castello.” Alors, évidemment, on s’est exécutés ! Et comme j’étais le plus petit, il m’a dit : “Allez, toi, je vais te donner une orange.”
Inutile de te dire : au bout de quelques kilomètres, j’avais envie de vomir !
Mais on ne parlait pas beaucoup, tu vois… Et Nicolas, il était impressionnant.
Je n’ai pas osé lui dire : “J’ai envie de vomir.” Je me suis retenu. Et puis quand on est arrivé à a silighese, j’ai vomi, il a tiré le frein à main, tout le monde descend… Le temps de rentrer jusqu’au village à pied on est arrivé sur la place et Nicolas nettoyait encore sa voiture.
Les beignets d’Anghjula et la tonte des brebis
Tu te souviens des jours de tonte, quand tu étais petit ?
Ah oui… C’était la fête, ça. Chaque berger ne tondait pas le même jour, alors on s’entraidait. C’était au mois de mai. Et puis c’était un jour de fête, vraiment. On préparait tout.
Nous, les plus jeunes, comme Pierrot ou moi, on attachait les pattes des brebis. Pas avec des ficelles, non… On prenait des lamelles de figuier. C’était plus doux, ça ne blessait pas.
Anghjula nous faisait des beignets au fromage ! C'est toujours elle qui les faisait. Elle avait la goutte au nez, et la goutte tombait dans la pâte à beignets !
Il y avait aussi Antoinette, Mimi, Cathy… C’était les filles qui servaient avec l’assiette, la fourchette. Et les tondeurs les taquinaient, surtout Mimi. Elle ne se laissait pas faire. Si on la cherchait trop, elle prenait le beignet — avec la fourchette — et paf ! elle l’enfonçait dans la bouche du gars presque jusqu'au fond de la gorge. Elle avait du caractère.
Et la laine, vous en faisiez quoi ?
Des matelas parfois. Mais on en avait déjà. Alors sinon, on la brulait. Personne ne tissait. Et quand on était petits… pas de berceau; On me l'a raconté, on me mettait dans une cagette comme celle de fruits et légumes, près de la cheminée, pour dormir au chaud.
Les jeux d’enfants et les dangers oubliés
François avait monté des mortiers qu’il avait trouvé en dessous la Treghjetta.
Il les avait mis dans la bergerie, sur la place, dans notre bergerie.
Tout le monde savait que c'était dangereux.
Nous, sachant que c'était dangereux, il y avait Casellu, le père d’Yvon, qui habitait à l’aghja amprentu, avec Laurina. Et chaque fois qu’on le voyait arriver, il avait peur de ça.
Et nous, sachant qu’il avait peur, avec Pierrot, on se cachait derrière, là où il y a la croix maintenant. Il y avait un rocher, on montait dessus et on le voyait arriver par le sentier.
Il y avait deux mortiers, ils étaient grands, immenses et lourds. On les prenait, et quand Casellu arrivait, on lui jetait dessus, ça aurait pu exploser.
Je comprends maintenant pourquoi il avait peur !
Il criait, il nous criait dessus... mais en partant ! En courant, il criait. Nous, ça nous amusait pratiquement tous les jours. Enfin, chaque fois qu’on savait qu’il allait passer.
Puis un jour, Luiggi est arrivé. Il les a pris et les a emmenés sous le cimetière. Il a allumé un feu et les a mis dedans, ça a explosé, ça a démaquisé sur je ne sais combien de mètres !
Et après, nos jeux aussi, on montait à Capanelle. On chassait des grillons. Des grillons bleus. Ils étaient beaux. On les prenait, on leur arrachait les pattes... On les mettait dans une boîte de conserve – la seule qu’on avait vide – et on redescendait à la maison. Et sur la terrasse on s’asseyait et on les lâchait. C’était nos brebis. On les appelait, allez, allez, tchat tchat... On s’amusait avec Cathy.
Puis on fabriquait des petits enclos, tu sais, comme des enclos pour bêtes. Et les grillons, ils pouvaient pas s’échapper. Condamnés à être des brebis.
On imitais ce qu’on voyait
Espacu puis Bisinchi…
Après, on a quitté Espacu quand ma grand-mère est morte, en 1963. J’avais dix ans. On est montés vivre là-haut à Bisinchi.
On n’allait pas souvent chez elle. Elle ne nous recevait pas. Elle vivait seule. La cuisine, c’était sa pièce à vivre, et de l’autre côté, elle avait une réserve… et sa chèvre.
Ton grand-père, tu l’as connu ?
Non. Il est mort à la chasse. Un accident. Quelqu’un l’a tiré, en poste. Il a bougé, et l’autre l’a pris pour un sanglier.
Et quand vous avez déménagé là-haut, vous aviez encore des bêtes ?
Non, mon père avait tout arrêté. Il travaillait à la journée. Il restait Cathy, Pierrot et moi. Les autres étaient à Bastia.
Moi, je me souviens d’un truc qui m’a fait de la peine…
J’étais petit. Je suis descendu chez Charlotte pour acheter des bonbons. J’avais une pièce de 50 francs. Je rentre, il y avait Charlotte derrière son comptoir et il y avait une dame. Elle dit : “Mais qui c’est ce petit ?” Et Charlotte répond : “C’est le petit de Jean Valère di Memma… ah tu sais Jean tu le fais travailler et pourble payer tu lui donnes 5 litres de vin, il est payé » Tu vois, ce regard-là… Je m’en souviens encore.
Il avait perdu sa femme. Il avait huit enfants. Les trois grands étaient en Algérie. Et lui, il devait faire tourner la maison, élever les plus petits, travailler à la journée, garder les moutons…
Il rentrait fatigué, il buvait. Mais il n’était jamais méchant. Jamais. Il disait rien, mais nous non plus. On ne le comprenait pas. On ne l’a jamais pris dans nos bras. On n’a jamais su lui dire : “On est là.” Jamais.
Avec le recul on comprend qu’il était plus que malheureux. Mais on n’a jamais su le voir. On le jugeait. On disait : “Notre père boit.” Et puis voilà.
J avais treize ans, je crois. C’était la demande en mariage d'Antoinette. Il avait bu. Il est tombé du mur, juste au-dessus du monument aux morts. Sur la tête.
Il est tombé du mur. Ils l’ont emmené à l’hôpital à Bastia. Il est resté là une semaine. Il avait perdu la tête. Il s’est enfui. Et il est mort là-haut, sur les hauteurs de Cardo. Dans la nature. Tout seul.
L’appel du chêne
Un jour j’ai fait l’école buissonnière
Et ce terrain... — (en parlant du Petit Pont) — il faut croire qu’il m’était prédestiné.
Parce qu’à deux reprises... J’ai quitté l’école, je suis venu ici, directement, et je suis monté sur le chêne. J’ai passé toute ma journée là-dedans.
Et François me cherchait
Je crois même qu’il m’a frappé… enfin, il m’a grondé.
Et une fois j’avais envie de venir dormir là.
J’avais pris mon sac de couchage. Je m’étais mis sous le cerisier. Il y en avait rien là à l’époque. Il n’y avait pas de maison. Mais dans la nuit… je ne me suis jamais endormi. J’avais peur. J’entendais des bruits de pas partout, des sangliers...
Je suis retourné à la maison. Mais ce terrain… il m’était destiné. Il s’y prêtait. Il y avait la rivière, c’était paisible. C’est mon lieu.
Cochons, rivière et drapeaux oubliés
Le jeudi il n’y avait pas de classe. Et le lundi et le vendredi, y’avait Augustin, le chauffeur du car, qui descendait les gens de Bisinchi à Bastia. À l’époque, il y avait beaucoup de monde qui le prenait pour aller faire leurs courses à Bastia.
Et comme il avait un élevage de cochons sous le fragnu, il m’avait demandé si je pouvais aller leur donner à manger le soir. Parce que moi, j’allais souvent avec lui, je me promenais dans sa DS.
Tu n'avais plus le mal des transports ?
En DS non, je l’avais plus. Et alors il me disait : « Tu peux aller donner à manger aux cochons ce soir ? » Alors moi, je sortais de l’école, et quand arrivaient les beaux jours, j’y allais avec Roger, Gérard, et Paul-Antoine, le frère de Philippe. On allait là-bas donner à manger aux cochons. C’était juste près de la rivière, du Pozzu. Le champ était là. Augustin avait fait fabriquer des auges en bois par Paul U Chef. Et on détournait la rivière pour faire couler l’eau dans les auges.
La rivière tombait dans les auges, on mettait le son, la farine... et quand tout était prêt, il fallait tenir les cochons à l’écart. Parce qu’ils avaient faim, hein !
On enlevait le slip, parce qu’on était torse nu, déjà. Et on se mettait dans l’auge, sur le son. Assis là, les cochons arrivaient, ils mangeaient... Ça faisait beaucoup de bruit. Le cochon, s’il veut, il te mange. On était inconscient.
C’était quand on vivait à l’Espago.
Je me souviens aussi d’un jour, on avait caché des drapeaux français, ils étaient roulés et planqués sous les poutres, dans le grenier. Je sais pas exactement pourquoi, ni quand. Mais à un moment, on les a pris… et on est allé les brûler.

Racines - Chronique d'une enfance dans un village corse - milieu des années 50 - numéro 2
Merci Marie de nous faire vivre l’enfance de nos parents et les souvenirs de notre grand- père qu’on ne connaît qu’en photo 🥺♥️