🌿 Racines - Chronique d’une enfance dans un village corse - fin des années 90 - numéro 2
- Marie Marchetti
- 4 mai
- 8 min de lecture
Certains souvenirs s’ancrent profondément, comme les pierres des sentiers que l’on a mille fois parcourus.
Après l’école et les jeux dans les ruelles du village, viennent les fêtes, les traditions et les étés brûlants.
Dans ce deuxième épisode, les souvenirs s’ouvrent sur l’Incatinatu, les merendelle, les danses au dancing, les matins à Accendi Pipa avec l’école et les vacances passées chez une tante aimante.
C’est toute une enfance corse qui s’égrène, au fil des saisons et des rencontres, entre insouciance, imagination et attachement profond à une terre et à ceux qui l’habitent.
Les Pâques de mon enfance
À partir de mes six ans, j’ai commencé à participer à l’Incatinatu di Bisinchi. Ce chemin de croix chanté, unique et solennel, qui continue toujours de faire vibrer les ruelles du village chaque Vendredi Saint. C’était un honneur d’y prendre part, j’ai commencé en tant que femme. J’ai gardé ce rôle jusqu’à mes quinze ans, avant de prendre des responsabilités au service d’ordre. Portée par la ferveur, la voix des anciens, et la main ferme de Josette, qui gérait tout avec une rigueur respectueuse.
Une seule année, j’ai été placée avec les enfants de chœur. On rigolait trop, Camille et moi. Alors, la sanction — douce mais ferme — a été de nous séparer. Une leçon. On riait moins après, mais on comprenait mieux ce qu’on faisait là.
Puis venait le lundi de Pâques, et avec lui, un tout autre rituel : la merendella. Un moment de joie pure.
C’était le pique-nique de tous les habitants, au grand air, à la fontaine de Tieraghji ou ailleurs. Chacun amenait quelque chose à manger : grillades, œufs durs, gâteaux, chocolats. Les plus grands faisaient chauffer les braises, les plus petits construisaient des petites maisons de pierre ou barbotait près de la fontaine, à chercher des tétards.
On retapait la fontaine, un peu à notre manière, avec les moyens du bord : enlever les feuilles, réajuster quelques pierres. C’était une manière de prendre soin du lieu, mais aussi de faire corps avec lui.
Ces moments-là, entre ferveur et fête, font partie de ceux que je garde le plus précieusement. Ils racontent une autre manière de vivre le temps.
Une manière d’habiter son village autant que de l’aimer.
Les étés au village, le dancing et Chipie
L’été, le cœur battait différemment. Il y avait cette effervescence douce, un mélange de chaleur, de rires, de musique et de liberté.
Quand arrivait l’été, certaines maisons de famille se rouvraient. C’était comme si le village reprenait son souffle, comme si tout s’animait à nouveau, lentement, au rythme du soleil. Pour moi, c’était surtout l’occasion de retrouver ce que j’aimais tant : rester avec les adultes.
Je partais à la plage avec Aude et Arnaud. Ils m’emmenaient à Santa Giulia, et j’étais un peu leur petite sœur d’adoption, le temps des vacances. J’adorais cette place-là, discrète mais précieuse. Je les suivais partout, sans faire de vagues.
Parfois, c’était avec Fredo et Christelle que je partais, toujours en direction des belles plages du sud. Là encore, j’étais entourée d’adultes, comme je les aimais — drôles, vivants, attentifs sans jamais trop en faire. Ce serait mentir de dire que je ne disais pas grand chose, mais en tout cas j’apprenais sans le savoir. Je grandissais, les pieds dans le sable, un peu à l’écart, mais jamais seule.
Le soir, quand le dancing ouvrait, j’avais mon petit coin à moi : un matelas dans la cabine du DJ. Parfois, je le partageais avec Ange-Paul et Sarah. Avec le recul, je me demande comment on tenait tous les trois sur ce petit matelas. Mais à l’époque, tout semblait possible. Le dancing, c’était l’équivalent de nos bals de village. Ça commençait souvent par du tango ou du paso doble, puis, au fil des heures et des générations, la piste s’animait au rythme des tubes plus récents.
Moi, j’attendais Believe de Cher comme un moment sacré.
Je suis née à la fin des années 90, mais j’ai grandi bercée par les tubes des années 80. Une bande-son un peu décalée, comme beaucoup de choses dans mon enfance.
Plus tard, quand le dancing s’est tu, on a fait nos propres soirées, avec notre bande de jeunes. C’était simple, joyeux, insouciant. On n’avait pas grand-chose, mais on avait tout.
Il y avait aussi Frassu, les journées passées avec Marie-Amélie. Là-bas, c’était encore une autre ambiance, tout aussi précieuse. On traînait autour de la maison, dans le hameaux, on inventait des jeux avec ce qu’on avait sous la main. Avec elle, pas besoin de faire semblant d’être grande. On riait fort, on grimpait partout.
Et puis il y avait Chipie.
Je l’ai eue à huit ans. Mon père m’a tendu un jour une boîte de transport vide — ou presque. Il m’a dit : “Quand on ira chercher le chien, on s’en servira.”
Mais elle était déjà dedans. Surprise par le poids, j’ai ouvert la boîte : Chipie m’attendait.
Ce soir-là, des amis d’école mangeaient au restaurant. Tout le monde voulait la voir. Alors, à chaque fois qu’elle sortait boire, on tirait doucement la gamelle pour pouvoir l’observer. Elle était intimidée, mais elle a vite trouvé sa place. Et quelle place…
Chipie est devenue ma complice, ma confidente, mon ombre. Elle avait ses rituels. Le matin, elle recevait son petit biscuit de mon père, puis elle faisait le tour du village.
Elle s’arrêtait chez tout le monde. Certains achetaient des croquettes rien que pour elle, d’autres des croissants ou des parts de tarte. Comme si elle était affamée… elle savait jouer de son regard attendrissant.
Et toujours, à 13 heures, elle revenait à la maison. On n’avait pas besoin de montre, Chipie suffisait.
L’après-midi, elle dormait. Le soir, elle attendait patiemment les restes du restaurant, qu’elle partageait avec le chat, dans une entente discrète et paisible.
Elle m’a accompagnée jusqu’à mes 17 ans. Chipie, c’était un peu l’âme de mon enfance. Une présence douce et fidèle, comme ces souvenirs qui ne s’effacent jamais.
Accendi Pipa : entre eau, chevaux et pignons
Les souvenirs les plus concrets de mon enfance me ramènent souvent à Accendi Pipa. Tous les mardis matin, nous y allions avec l’école. C’est là que s’est forgé, malgré moi, mon traumatisme de l’eau.
Le fameux Jano, maître-nageur à l’ancienne, me forçait à mettre la tête sous l’eau en m’y appuyant fermement, ou en me jettant carrément dans le grand bassin, sans brassards, vers mes quatre/cinq ans. Je me débattais, paniquée, attendant qu’il vienne me chercher… mais non. Il laissait faire. C’est finalement un « grand » qui avait plongé pour me tirer hors de l’eau.
Depuis, je n’ai jamais vraiment su être à l’aise dans l’eau.
Heureusement, ce lieu m’évoque aussi d’autres souvenirs, plus doux et lumineux. Les balades à cheval, par exemple. Il y avait Luna, une jument avec une tache en forme de lune entre les yeux, qui lui avait valu son prénom. Et Caramel, un petit poney dont la selle, un jour, mal serrée, m’a fait glisser en dessous — fou rire général.
Et puis Diabolo, que seuls les plus grands pouvaient monter. Un peu notre Graal à nous.
On faisait aussi des expériences « scientifiques », toujours très théâtrales. Celle qui m’a le plus marquée, c’était la bassine d’eau recouverte de poivre. Le poivre représentait des baigneurs, et seul le doigt de l’animatrice, enduit de liquide vaisselle — notre « requin » — avait le pouvoir de les faire fuir. C’est Ghjulù qui avait percé le secret. Il avait vu le tour à la télé.
Une autre expérience se jouait avec trois verres d’eau : froide, tiède et chaude. On trempait un doigt dans le premier et le dernier, puis les deux dans celui du milieu. Une leçon sensorielle pour comprendre les variations de température. On trouvait ça fascinant.
À midi, on mangeait dehors, sur de grandes tables en bois recouvertes de nappes blanches en papier, sous l’ombre des pins. Mais il y avait un problème de taille : le repas était partagé avec l’école de Barchetta.
Et nous ne nous supportions pas.
Alors, dès qu’on arrivait, on courait pour s’asseoir le plus loin possible de la fameuse « frontière », là où un élève de l’autre école risquait de se retrouver à côté de nous. C’était presque une question d’honneur.
Après manger, on partait à la chasse aux pignons. Puis direction le terrain de tennis, où on jouait un moment. Avant de reprendre le chemin de l’école, on avait droit à une glace.
La journée s’achevait toujours sur cette touche sucrée, avec le goût de vanille ou de fraise sur les doigts, et la fatigue douce d’un mardi pas comme les autres.
Trap-trap et pouvoirs magiques
Dans la cour de l’école, nos jeux étaient simples, mais ils nous auraient occupé des heures entières. On jouait au loup glacé, à trap-trap, ou encore à Charmed. Ce dernier était notre préféré. Inspiré de la série, on était persuadés, avec Angie, Camille et Marie-Amélie, d’avoir de vrais pouvoirs. L’imagination faisait le reste.
Avant chaque partie, on commençait par la traditionnelle mise en scène : on empilait nos mains les unes sur les autres en chantant « Qui c’est qui veut jouer à trap-trap ? » pour rassembler nos troupes.
Puis venaient les équipes, toujours formées par affinités, suivies du choix sacré du loup grâce au célèbre plouf-plouf :
« Une bague en or m’a dit tu sors… »
Certains midis, quand le menu de la cantine ne me plaisait pas, j’allais chez Tata Mimi et tonton Pierrot pour manger. C’était ma petite stratégie. Là-bas, je savais que j’aurais un bon plat, une atmosphère tranquille… et surtout, une échappée hors de l’école, même temporaire.
Le mardi soir, c’était catéchisme à la chapelle de Ponte Novu. Juste après l’école, on y allait avec Maryse, qui nous accompagnait fidèlement chaque semaine. L’ambiance était simple, paisible, presque solennelle dans cette petite chapelle que l’on connaissait par cœur. Après la séance, Maryse nous ramenait, toujours avec douceur. C’est grâce à elle qu’on a aussi découvert d’autres lieux marquants : une sortie au couvent de Corbara, dans ce silence habité par les moines et les tortues qui impressionnait les enfants que nous étions, une autre à Pancheraccia, haut lieu de foi où l’on sentait presque physiquement le poids des prières passées.
Ces moments-là, faits de rien, restent encore aujourd’hui les plus doux. Nos jeux simples, nos croyances magiques, les alliances et les rires dans la cour… Une époque où l’important n’était pas de gagner, mais de courir, de croire, et d’y croire très fort.
Les vacances chez Tata Mimi
Pendant les vacances, surtout celles de la Toussaint, j’allais souvent chez Tata Mimi et tonton Charly. C’était devenu une habitude, un petit rituel que j’attendais avec impatience. Il y avait une douceur particulière dans ces séjours.
Le matin, les chants de Tata Mimi résonnaient dans la maison, entrecoupés par la voix d’Anghjula Potentini qui passait à la radio. Ces sons-là, si familiers, accompagnaient mes réveils comme une berceuse un peu vive.
Dans la cuisine, mon cousin David préparait les salviade, et parfois, pour notre plus grand bonheur, il y avait des éclairs ou des religieuses au chocolat à déguster. Ces matins-là avaient un goût de fête, de luxe discret, d’enfance gâtée par les choses simples.
Un souvenir marquant, c’est ce goûter avec Anthony. Un jour, ensemble, nous avons fini toute la confiture de châtaignes qui attendait sagement dans le frigo, prête à être terminée et passée au presse-purée. La gourmandise a pris le dessus, et bien que nous sachions que c’était un peu une « infraction » de vider le saladier, nous avons plongé dedans sans regret.
Bien sûr, après, nous avons eu un peu de mal à assumer. Mais, comme souvent à cet âge, la satisfaction immédiate de la gourmandise l’emportait sur les conséquences. C’était un moment partagé, une petite bêtise innocente, mais un de ceux qui restent gravés dans la mémoire.
C’étaient des moments doux, suspendus, où le temps semblait prendre une autre cadence. Là-bas, tout paraissait plus lent, plus tendre. Et moi, je savourais chaque minute.
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